Pas dans la neige au Clos Fleuri - photo modifiée Mth Peyrin
Ce pourrait être une lettre adressée à un.e ami.e, pour donner des nouvelles…
Cher.e Toi ,
J’espère que tu vas bien et que ma lettre te fera passer un bon moment à mes côtés. On les écrit sur écran désormais, mais l'envoi postal fait encore partie de mes préférences.
La semi-réclusion devenue volontaire a du bon. J’écris. Dans ce massif d’immeubles urbains d’origine ouvrière, mon compas visuel limite mon regard à un grand demi-cercle côté ouest depuis le balcon du 3°, deux petits côtés sud et nord, et un petit rectangle de verdure en aplomb des chambres, la nôtre, et celle du grand fils devenue mon antre à livres, une sorte de grenier perpétuel où je rêve de poser mes plages d’écriture et de lecture. C’est l’un des lieux d’écriture qu’il me faut garder. L’installation est en cours mais il me faut auparavant délocaliser des archives familiales précieuses devenues encombrantes. Je ne les veux pas encore loin de moi.
La résidence de co-propriétaires porte bien son nom : « Le Clos Fleuri ». Elle fait partie des anciennes propriétés arborées glanées par la pieuvre immobilière, sur le territoire des roseraies du 8° à la limite de Vénissieux. Le périphérique sud tout proche est devenu un fleuve bruyant qui a repris son flux de voitures incessant après les trop courtes interruptions de confinement. Show must go on… dans la fuite en avant… Toutes les questions de reprise économique sous l’injonction d’un capitalisme qui n’a rien compris de la leçon pandémique nous assaillent de toute part. La pauvreté devient criante à chaque coin de rue, les visages dehors s’évitent et chaque personne se déplace seule ou accompagnée de petits et bien moins d’anciens, comme si une menace pesait sans interruption dans l’air déjà pollué de la cité. Le grand air et l’espace sont loin, mais ils sont accessibles dans les horaires de couvre-feu. Il est bizarre de revivre ce dont nos parents et grands-parents nous ont parlé à longueur d’enfance. Deux ou trois guerres et l’ambiance de pénurie, de délation et d’arbitraire qu’ils ont surmonté en laissant derrière eux des morts tragiques… Aujourd’hui, je pense aux morts récents de la pandémie, parfaitement invisibles humainement, sauf pour les soignants, les familles et les fossoyeurs dans le brouhaha télévisuel que les statistiques lancinantes des médias peinent à incarner. Les enjeux contradictoires de générations semblent prendre une tournure d’affrontement attisée par les réflexes égoïstes de temps revenus sans foi ni loi. Le système D est prévalant et le raisonnement à courte vue avec ses cortèges de stigmatisations et de défis. Phénomènes éthologiques plus que politiques. Des masses humaines stigmatisées sont empêchées de circulation, reléguées, menacées çà et là… Ici, et pour l’instant, nous sommes à l’abri des plus gros désordres sociaux. Nous sommes des privilégiés sans être des nantis de haute volée. Nous payons nos impôts, nous aidons nos enfants impactés par leurs conditions de ressources aléatoires et restrictives. Nous prenons soin de notre seul petit-fils comme s’il était l'unique petit Prince malicieux et inquiet pour sa rose, car conscient de tout, sur une planète qui manque de jugeotte. L’enfance à portée de regard est la seule consolation de ce XXI ème siècle devenu confus et dangereux.
Dans mon miroir, le matin, je vois une sexagénaire sans maquillage, un peu usée, qui n’a pas envie de se plaindre mais qui ne cesse pas de se poser des questions. En lisant les autres, elle prend ses repères et elle affine sa vision de l’usage des mots. Beaucoup sont inutiles, mais chaque parole demande à être lestée d’humanité meilleure. Cela s’apprend tout au long d’une vie et on rate beaucoup dans ce domaine.
Lorsque je pense à toi, je me rends compte que je ne sais rien de ce que tu vis en ces moments un peu trop déroutants. Personne n’a vraiment envie de s’épancher sur son sort de peur des comparaisons et de la banalité des phrases qui pourraient en découler. Comment parler de cœur à cœur, d’esprit à esprit quand le corps à protéger prend toute la place et le champ d’intérêts. Te savoir pruden.t.e face à la diffusion du virus me rassure, mais dans la réalité , je sais que l’on prend toutes et tous des risques à chaque fois qu’on sort de nos tannières. Il y a toujours des sacrifié.e .s en première ligne, des mal payé .e.s qu’on envoie comme des soldats, et qu’on appelle héros lorsque ça arrange nos principes éthiques vite balayés. Le cynisme fonctionnel des gouvernants appelé pragmatisme, et du fonctionnariat aux ordres, appelé citoyenneté ne laissent pas de surprendre en ces temps bouleversés. J’aime bien ce mot « tannière », qui me fait penser aux grottes préhistoriques où nos ancêtres s’éclairaient à la torche de graisse enflammée et se réchauffaient au feu de camp, habillés de peaux de bêtes, ingénieux pour la survie. Autour des animaux féroces tout aussi traqués qu’eux et sans doute des durées de vie plus brèves que les nôtres…
Je pense que j’aurais fait partie des premières victimes si j’avais vécu à ces époques, dans une guerre aussi… Et c’est étrange de penser cela. Cela me peine pour les gens qu’on laisse, mais je le sens intimement dans mon corps. Je ne suis pas pourtant quelqu’un qui ne se défend pas ou suicidaire, mais le plaisir de l’attaque me paraît superflu, la mort vient facilement, il ne faut pas la prier très longtemps. En attendant, je profite lentement du sursis. La vie est généreuse lorsqu’on est encore du bon côté. Comment aider les autres ?
C’est bizarre de dériver ainsi dans l’écriture. C’est comme si je parlais à moi-même en t’écrivant, et c’est sans doute le cas. Est-ce vraiment utile ?
Toi, seul.e pourrait me le dire si tu le peux franchement. Que tu ne me répondes pas est aussi possible, je ne t’en voudrais pas. Je pense encore à la fabuleuse écriture de Bernard Noël. Je viens de retrouver un livre d’artiste illustré par Jean-Gilles Badaire avec des mots qui disent exactement ce que je ressens, à condition de m’éloigner de la réalité. Ce sont des poèmes qui s’adressent à trois prénoms (ces personnes existent donc !) Le titre est déjà une offrande : Présent de papier, c’est édité chez le grand Jacques Brémond , « Achevé d’imprimer entre froids de l’hiver et bruissements de l’été sur les presses typographiques de l’atelier de Montfrin de 2009 à 2010 » . Pour finir ma lettre , je te recopie celui qu’il dédie à mohammed.
bienvenue au silence
où s’avive le souffle qui vient
habiter la demeure mentale
amitié pensive puis la mémoire
mâche un peu de temps puis fait
mouvement de langue et c’est
encore une fois vers le poème
dis-moi quelle figure y prend l’air
bruit de syllabes ou présence
en train de changer d’alphabet
nous aimons le pays du Livre
notre vie glissée entre les pages
il y a tout l’inconnu qui cherche
sous le cœur comment se prendre aux lettres
ou prémonition active à travers l’attente
une vision travaille en tête
matière d’unité qui
active en nous l’urgence d’être
mais qu’est-ce que la vie ordinaire quand on songe
aux différences dont la parsèment les vocabulaires
jouer de l’étranger pour changer la vue
oublier l’enceinte de poussière
une main passe derrière les yeux
raclant la patine des habitudes
nous voici tout à coup ensemble
au désert et l’émotion dresse là-bas
l’horizon d’une langue unique
de quelle substance avons-nous le partage
en cet instant où se ferme la bouche
le rythme du regard fait danser
autour de nous l’invisible
matière qui se matérialise
et ce n’est pas du chant mais
toute une nudité interne soudain
advenue à la pensée que le Néant
primordial nous invite à donner un
habit sublime au dérisoire
on va dans le désert pour voir
reculer à chaque pas l’infini
encore une réalité illusoire
les décombres de l’âme dis-tu
et quelque chose d’obscur refroidit les yeux
des sanctuaires de sable
ouvrent leurs portes à l’éphémère
nous revoilà devant l’absence
dès que le doute dévore la langue
une limite encercle la vue
vapeurs menaces chutes désastre
il n’y a plus que la solitude
des mots passent en perdant leurs lettres
et l’illisible nous crible de sa pluie
faible rempart l’écriture
l’obstinée résistance du sens
entre disparition et dissidence
un mystère d’inanité sonore
vivifie l’espace où la pensée
était au bord de sa perte
et tout repart une fois de plus
notre vitalité elle seule peut-être
tu fais je fais nous faisons
revenir des ombres sur la page
en traçant là des lignes
de l’illusion acceptée s’élève
encore l’énergie verbale
sous les signes respire l’autre dimension
futur et avenir ne sont pas semblables
un grouillement ici une gravitation par là
nous passons du pensable à son contraire
enracine ton visage existe et mords
répète en nous la bouche obscure
aime ajoute une autre
il n’y a pas de demi mesure dès qu’on saisit
la plume et qu’elle remue tout en bas
l’antique décharge où sont
entassées les images l’écriture
s’en va manger dans ce chaos
les mots dis-tu sont des sacs où le temps
empile du je du il parfois du nous
leur ouverture fais déborder le tu
il dormait sous les cendres de l’identité
vidé aussitôt du silence tacite le voilà
réduit à jouer le rôle de l’Autre
enveloppé de quelques lambeaux d’être
dans le corps ça crée de l’espace
et des points d’attache pour l’infinitif
les organes savent ce qu’ils doivent à la conjugaison
au jour le jour il faut inventer un
maintenant qui défie la distance
oser l’écoute de la sonorité pure car
une forme d’air suffit à faire
résonner le fil de l’amitié
Tu vois, mon Ami.e, je pourrais me contenter de recopier des poèmes comme celui-ci pour parler de ma vie, cela suffirait peut-être. La narration anecdotique n’est qu’une façon de contextualiser le lieu d’ancrage de ma pratique de lectrice. Les poèmes sont vivants lorsque je les découvre ou redécouvre dans la coquille élégante des livres publiés, je les aime aussi dans la voix réelle des gens qui les offrent, surtout parmi les contemporains et les passeurs qui la partagent sans chercher à la monnayer comme une denrée de consommation . Certes il faut payer l’impression des livres, mais je n’ai jamais cru que la poésie était une exclusivité et un métier. Elle appartient à tout le monde, à tout moment, en toute langue, elle doit circuler sans taxe, ni douane, elle est le bien commun essentiel en provenance de singularités assumées. Elle est le lien entre les époques et les êtres ouverts et vibrants. Je suis l’amie des enfants, des poètes et des papillons ( et plus récemment , des escargots ! ). Range-toi dans la catégorie qui te ressemble le mieux ( tu peux cocher toutes les cases en même temps !).
Je t’embrasse doucement.
Mth